Le Messie

Perspective historique sur les performances du Messiah

Georg Friedrich Haendel composa Messiah à la fin de l’été 1741 alors que son avenir de compositeur était réellement menacé. Les opéras qu’il avait composés et qui avaient eu du succès pendant près de vingt ans étaient de moins en moins populaires et sur le point de tomber dans l’oubli. Pour payer ses factures, Haendel se tourna vers l’oratorio, un genre musical apparenté à l’opéra mais sans mise en scène ni costumes. Même avec Messiah, Haendel cherchait encore ses marques dans l’oratorio. Il n’avait composé que quelques œuvres de ce genre et certaines (en particulier Israël en Égypte écrite en 1739) furent des échecs. Messiah fut luimême une entreprise risquée. Le public anglais avait accueilli Haendel comme son compositeur préféré pendant plusieurs décennies mais cette admiration ne garantissait pas le succès de cette œuvre.

Le problème principal était le thème de l’oratorio. Plusieurs critiques et ecclésiastiques pensaient que c’était un blasphème que de baser un « divertissement théâtral » sur la vie et les enseignements de Jésus Christ. Selon Charles Jennens, poète et musicien aristocrate peu talentueux, qui avait déjà travaillé avec Haendel sur quelques oratorios, la plus grande controverse venait du fait que les paroles du Messiah étaient directement tirées des Écritures. Selon certains, cela s’apparentait au sacrilège que des chanteurs d’opéra et des acteurs déclament les Écritures dans un théâtre. (Haendel ne pouvait pas l’emporter ; lorsque l’interprétation du Messiah fut plus tard programmée dans l’abbaye de Westminster, d’autres membres du clergé ont déclaré qu’il était blasphématoire qu’un divertissement public ait lieu dans une église consacrée !)

Mais Charles Jennens se surpassa avec Messiah, rédigeant un livret d’une cohérence thématique très profonde et d’une sensibilité rehaussée par la structure dramatique et musicale. En juillet 1741, il envoya le livret à Haendel qui commença à le mettre en musique le mois suivant. Contrairement à son habitude, Haendel commença au début du texte et le suivit sans interruption, accompagnant et accentuant par la musique la puissante trame dramatique que Charles Jennens avait créée. À certains endroits, Haendel emprunta et modifia des morceaux qu’il avait composés pour d’autres occasions, les adaptant au texte et au cadre du Messiah.

Il acheva toute la partition en seulement vingtquatre jours. Des romantiques enthousiastes des époques suivantes attribuèrent cette rapidité à l’inspiration divine bien que Haendel ait composé tout aussi rapidement d’autres œuvres de taille comparable et de nature plus profane. Par nature, c’était un compositeur rapide. Le miracle de la composition du Messiah ne tient donc pas à la rapidité avec laquelle Haendel composa la musique, mais à ses astuces permanentes, à ses détails précis et à sa puissance constante.

La première représentation du Messiah eut lieu à Dublin, le 13 avril 1742, et bien que ce fut une réussite sensationnelle, l’œuvre ne reçut qu’un accueil modéré à Londres la saison suivante. Haendel annula la moitié des six représentations prévues et retira Messiah de la programmation de 1744. Après un bref regain en 1745, Messiah ne fut plus entendu à Londres jusqu’en 1749 lors d’une représentation à Covent Garden.

Mais, un peu plus tard cette annéelà, ce fut un concert organisé en vue d’une collecte de fonds en milieu de journée dans la chapelle non terminée de l’hôpital Foundling de Londres qui contribua à conjurer le sort du Messiah. À cette occasion, Haendel termina le concert par le « Foundling Hospital Anthem (Hymne de l’hôpital Foundling) », une compilation de morceaux récemment composés avec des extraits de quelquesunes de ses œuvres plus anciennes, notamment l’intégralité du chœur de « [l’]Hallelujah » tiré du Messiah qui était encore relativement peu connu du public londonien. Le concert eut tant de succès que Haendel fut réinvité l’année suivante pour diriger un autre concert de bienfaisance, et, à cette occasion, il décida de présenter l’oratorio dans son intégralité.

Cette représentation de bienfaisance du Messiah dans son intégralité en 1750 à l’hôpital Foundling fut un succès sans précédent et une deuxième représentation fut rapidement organisée deux semaines plus tard. Les représentations du Messiah pour la période de Pâques continuèrent chaque année à l’hôpital Foundling et Haendel dirigea ou assista à chacune d’entre elles jusqu’à sa mort en 1759. Pour montrer sa reconnaissance, il offrit à l’hôpital la partition pour diriger l’œuvre ainsi qu’un jeu complet des parties de la représentation du Messiah.

À l’origine, Haendel avait composé cette œuvre dans l’intention de redresser sa fortune chancelante. Mais, grâce aux représentations à l’hôpital Foundling, il découvrit que Messiah atteignait son potentiel le plus élevé lorsqu’il était utilize au bénéfice de personnes dont les besoins étaient bien plus grands que les siens : les veuves, les malades, les orphelins et les pauvres.  Le risque que Haendel prit  en composant un « divertissement théâtral » sur Jésus Christ fut récompensé au centuple au cours des siècles suivants quand son chef d’œuvre fut universellement proclamé « l’oratorio sacré », « une œuvre consacrée par le génie et destinée par la coutume à la sainte cause de la charité ». À ce moment précis, Messiah était finalement devenu l’incarnation des principes de foi, d’espérance et d’amour exprimés dans ses paroles sacrées et sa musique inspirante.

QUESTION DE TAILLE

Pendant que Haendel composait Messiah, il n’avait aucune idée du nombre d’interprètes qu’il aurait à sa disposition. Pour la première à Dublin, le chœur comportait une trentaine de chanteurs religieux qualifiés accompagnés par un orchestre de même taille composé d’instruments à cordes et à vent, de trompettes et de timbales. Mais pour ce concert à Dublin et toutes les représentations suivantes qu’il dirigea, Haendel continua de réviser la partition, l’adaptant au nombre de musiciens disponibles, tout en jonglant avec les coûts de production et le salaire de chaque chanteur et instrumentiste. Donald Burrows, le principal spécialiste de Haendel à notre époque, a avancé que Messiah n’a sans doute jamais été joué de la façon dont Haendel l’avait prévu à l’origine, du moins de son vivant.

Si aucune de ses premières représentations n’exprimait pleinement sa vision, quel était le nombre de chanteurs et d’instrumentistes « prévu à l’origine » par Haendel pour Messiah ? C’est une question épineuse. Mais les deux cent cinquante années suivantes de l’histoire du Messiah prouvent qu’indépendamment de ce que Haendel a pu imaginer, l’œuvre ellemême s’est remarquablement bien maintenue même parmi les manipulations parfois extraordinaires et les multiplications de sa partition originale.

En 1784, une représentation du Messiah fut jouée dans l’abbaye de Westminster, à Londres, lors de la commémoration du 25e anniversaire de la mort de Haendel. À cette occasion, le chœur comportait près de trois cents chanteurs accompagnés par un orchestre de taille équivalente. Nous ne saurons jamais si Haendel aurait approuvé des proportions aussi homériques, mais il n’était certainement pas du genre à éviter les effets musicaux saisissants et dramatiques dans ses œuvres lorsque la situation et le budget le permettaient. Par exemple, sa suite de 1749, Music for the Royal Fireworks (Musique pour les feux d’artifice royaux), employa un groupe en plein air de plus de cinquante instruments à vent, plus les instruments à cordes, soit près d’une centaine de musiciens. La taille des orchestres d’opéra et d’oratorio de Haendel grossissait constamment tandis qu’il ajoutait des instruments à vent et des cuivres et multipliait le nombre d’instruments à cordes audelà du minimum, chaque fois qu’il le pouvait. Dans la partition même du Messiah, parmi les passages intimes de musique de chambre, il y a des parties comme les chœurs « Hallelujah » et « Worthy Is the Lamb » qui demandent autant de splendeur et de spectacle que possible, et des sections (dans « Glory to God » et « Lift Up Your Heads », par exemple) où il semble que le compositeur aimerait avoir un chœur supplémentaire à sa disposition. Les principales considérations qui ont peutêtre empêché Haendel de prévoir Messiah pour un chœur et un orchestre de plus grande taille ont simplement été le coût, la difficulté de réunir de tels ensembles à l’époque et de trouver des salles suffisamment grandes pour les accueillir.

Tout cela allait bientôt changer.

Au début du XIXe siècle, les conditions étaient réunies pour des représentations encore plus grandes du Messiah. L’arrivée d’associations de chœurs amateurs enthousiastes en Angleterre, l’accent romantique mis sur le « sublime » et la réputation du Messiah à cette époque et son infaillible succès auprès du public assurèrent des représentations à la mise en scène grandiose et pas seulement à Londres, où le tout nouveau Exeter Hall pouvait accueillir de plus grands ensembles et un public plus nombreux, mais également lors des festivals de chœurs religieux qui  se déroulaient à York, Worcester, Gloucester, Hereford, Birmingham et dans tout le reste du pays.

Pour ces représentations aux proportions ambitieuses, la partition baroque de Haendel était tout simplement insuffisante et de nombreuses nouvelles éditions essayèrent de s’adapter à l’engouement croissant pour les représentations de grande ampleur. En 1789, Mozart créa une orchestration manifestement plus riche du Messiah, en ajoutant des bois et des cuivres à l’ensemble et en modifiant profondément la dynamique et les articulations et changeant même certaines notes et certains rythmes. Le but de Mozart n’était pas « d’améliorer » ce que Haendel avait originellement créé. Il avait un jour dit : « Haendel sait mieux que quiconque ce qui crée un effet. » Il espérait plus exactement adapter l’œuvre de Haendel aux goûts et aux attentes des auditeurs viennois de la fin du XVIIIe siècle.

Les « accompagnements supplémentaires » de Mozart (comme on les appelle) rendirent aussi possibles des représentations plus grandes qui devenaient une pratique commune au XIXe siècle en Angleterre. Avec des instruments à vent et des cuivres en écho de leur partition, des centaines de choristes amateurs pouvaient mieux entendre leurs notes dans l’orchestre et ces instruments supplémentaires donnèrent plus de poids et de nuances de timbre que ne l’aurait fait le simple ajout d’instruments à cordes.

Au milieu du XIXe siècle, les représentations du Messiah atteignirent parfois des proportions gargantuesques. Lors des festivals Haendel au Crystal Palace de Londres, fondé en 1857, le chœur comprenait environ quatre mille chanteurs avec un orchestre comptant près de cinq cents musiciens, pour un public de plus de vingt mille personnes.

Ces représentations extravagantes de par leur taille utilisaient l’orchestration très étendue du premier chef d’orchestre du festival Haendel, sir Michael Costa. Mais elles n’étaient pas forcément considérées comme la « meilleure » manière d’apprécier le chef d’œuvre de Haendel. La plupart des musiciens de l’époque comprenaient bien les désavantages d’une représentation à une échelle romantique exagérée d’une œuvre de style baroque. Mais, pour un temps, d’autres considérations l’emportèrent sur les envies de recréer les proportions exactes et la sonorité de l’époque de Haendel. Les festivals Haendel, par exemple, avaient pour but principal d’honorer la mémoire du « grand compositeur saxon » et de célébrer son anglicisation par des représentations d’une magnificence sans précédent et inégalables. (Comme un critique le fit remarquer lors de ces festivals: « Haendel rendit l’Angleterre mélomane et la musique fit de Haendel un Anglais. ») D’un autre côté, les plus petits festivals dans les cathédrales, avec seulement quelques centaines d’interprètes avaient un double objectif :améliorer toutes les couches de la société au contact de l’art et continuer la tradition vénérée de représenter Messiah lors de représentations de bienfaisance destinées à collecter des fonds en faveur des pauvres et des veuves. Plus la représentation était spectaculaire, plus il y avait de gens impliqués, et plus il y avait de chance que ces deux objectifs soient atteints.

À la fin du XIXe siècle, certains critiques musicaux commencèrent à lancer des appels en public pour un retour du Messiah au style authentique de Haendel, indiquant un radical changement de goût imminent. Un facsimilé de 1868 de l’une des partitions de Haendel avait révélé des différences flagrantes entre ce que Haendel avait écrit à l’origine et ce que la coutume avait établi par la suite. Après avoir enduré un autre festival Haendel extravagant en 1891, George Bernard Shaw implora avec sa célèbre formule de vouloir entendre ne seraitce qu’une fois avant de mourir « une représentation minutieusement répétée et exhaustivement étudiée du Messiah […] avec un chœur de vingt artistes compétents ».

Des représentations du Messiah de la taille d’un spectacle de musique de chambre commencèrent à apparaître à nouveau au début du XXe siècle bien que les ensembles plus grands continuent à dominer. En 1902, Ebenezer Prout sortit une édition très utilisée (et plus tard très critiquée) du Messiah prévue pour faciliter les représentations de ces grands chœurs et orchestres d’amateurs. Mais il suggéra aussi clairement un retour à certains des buts originaux de Haendel du XVIIIe siècle, dans la mesure où les habitudes musicales et les contraintes des représentations d’amateurs de la fin du XIXe siècle le permettaient. Il coupa une bonne partie des « accompagnements supplémentaires » de Mozart et préconisa qu’un piano, autant que faire se peut, accompagne la plupart des récitatifs (le clavecin ayant disparu depuis longtemps des scènes de concert à cette époque).

Au cours du XXe siècle, l’intérêt croissant pour l’interprétation baroque, avec pour but explicite de reproduire les sonorités que Haendel luimême aurait pu reconnaître, influença radicalement les représentations du Messiah. Ces dernières décennies, la balance a largement penché vers ces reconstitutions « historiquement éclairées » et les éditions de Mozart et Prout ont été en grande partie rejetées comme des reliques regrettables du passé ou reprises comme « pièces de musée » d’un intérêt uniquement historique. Il est certain que les tempos purs, les timbres clairs et les textures allégées des représentations de ce nouveau « vieux » style furent une révélation pour les auditoires qui avaient hérité d’un patrimoine de deux siècles de concerts solennels et homériques du Messiah.

Mais ces nouvelles versions par des professionnels, premiers spécialistes de la musique ancienne, manquaient parfois de l’humanité franche et profane qui avait accompagné Messiah pendant la plus grande partie de son histoire. Alors que les auditeurs découvraient la vitalité de la musique et du chant baroques, en particulier sur des enregistrements, ils affluèrent aussi à des chants en chœur d’amateurs à peine répétés de concerts du Messiah où le sentiment d’appartenance, la participation en groupe et la foi partagée qui avaient traditionnellement accompagné cette œuvre étaient toujours très presents.

Ce schisme actuel démontre qu’il n’y a pas qu’une seule bonne manière d’interpréter Messiah de Haendel. Au cours de l’histoire, cette œuvre s’est révélée être d’une grande diversité de par la force des traditions qui ont influencé ses différentes représentations. La palette exaltante de ce mouvement de musique ancienne fait maintenant partie intégrante du paysage sonore du Messiah. Pourtant, le pouvoir sublime, la gamme dynamique et le poids émotionnel des orchestres modernes et des grands chœurs qui ont entretenu la réputation du Messiah pendant deux siècles y ont également mérité une place permanente.

 

Par le Dr Luke Howard, professeur agrégé d'histoire de la musique à l'Université Brigham Young.